LE POEME DU PAIN Marie Dauguet 1909
Le poème du pain
Je veux chanter le pain magnifique et serein
Où l'âme de la terre et du soleil repose,
De leurs souffles unis profondément empreints ;
Le pain plus doux fleurant qu'une haleine de rose.
Je veux chanter le pain présent dans le rayon,
Dans ce vouloir secret du sol que fend la houe ;
Dans l'averse nacrée au revers du sillon
Et dans son odorante et palpitante boue.
Je veux chanter le pain à l'immense saveur
Évoquant l'horizon jusqu'au ciel déroulé,
Quand le soleil aimant et lourd s'est écroulé
Sur l'automne plaintive et qui tendrement meurt.
Le pain mélodieux où revit la cadence
Des hymnes largement qui charment les labours,
Si pleine de sagesse et de haute éloquence,
Sous les brumes d'octobre étalant leur velours.
Je veux chanter le pain à la saveur active,
Ressuscitant le geste où le semeur s'exerce,
Quand, mesurant son pas au refrain qui le berce,
Il lance dans l'air d'or les grains dont l'or s'avive.
Le pain tout pénétré des agrestes saveurs
D'avril riant et nu parmi les haies en fleurs,
Tandis qu'à ses chansons, en leurs clairs idiomes,
Répondent, frissonnant, aux brises bleues, les chaumes.
Le pain dont le trésor se crée matériel,
Sous les midis virils, robustes et sans voiles
Et dans ces nuits pâlis qui mènent par le ciel
Moissonné, nos désirs, tremblants glaneurs d'étoiles.
Je veux chanter le pain et ses mille ferments,
Son goût plus émouvant qu'un accord, qu'un poème,
Le pain né du baiser profond de l'élément,
Le pain fruit de la terre et du soleil qui s'aiment.
Son goût d'aube et de nuit, de printemps et d'automne,
Réunissant l'odeur des saisons et des heures ;
Le pain qui dans le sang, royal et pur, demeure ;
Aux battements du cœur magnifiquement sonne.
Je veux chanter le pain jaillissant de l'éteule,
Comme un grand fleuve ardent ; le pain rythmiquement
Battu par les fléaux, secoué par le van,
En écume d'argent, découlant de la meule ;
Aux poutres du moulin jetant des voies lactées ;
Le pain, quand on y mord, suscitant l'harmonie
Des huches, de la vanne aux larmes entétées
Et le tic-tac sans fin des bavardes trémies.
Et le pain vigoureux que son levain soulève
Et prenant son essor au fond du vieux pétrin ;
Le pain épris de vivre encore, le pain qui rêve
À côté du four d'or ouvrant son large écrin.
Je veux chanter le pain tout en blancs aromates,
Quand la vieille servante a pétri dans la maie,
Dont boucle mollement la délicate pâte ;
Plus secret et plus doux qu'un clair de lune en mai.
Le pain vivant, montant jusqu'au bord des corbeilles
En l'ombre sourde et douce éparse autour de lui,
Tandis qu'à la croisée obscurément reluit,
Irisant sa poussière, un peu d'aube vermeille.
Le pain, dans la fournaise, exalté, frémissant
Et répandant partout, plus sacré que l'encens,
Plus pieux que l'encens, son admirable odeur ;
Le pain glorifiant mon rêve et mon labeur.
Le Mercure de France, 15 juin 1909
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